13
— Le Croquemitaine, m’a-t-on répondu, avec une lassitude abyssale dans la voix. Là où tous vos fantasmes les plus mortels se réalisent.
— Pam, c’est Sookie.
Le ton de mon interlocutrice s’est fait un peu plus enthousiaste.
— Hé ! Salut, Sookie ! J’ai cru comprendre que tu avais encore des ennuis. Ta maison a brûlé, paraît-il. Si tu continues comme ça, tu ne vas pas faire de vieux os.
— C’est bien possible. Dis-moi, est-ce qu’Eric est là ?
— Dans son bureau.
— Tu peux lui apporter le téléphone ?
— Mais bien sûr. Après tes coups de fil, il se passe toujours quelque chose, ici. Ça met de l’animation, ça change un peu de la routine...
Pam traversait le bar. Je pouvais presque deviner son parcours aux différents bruits qui se succédaient. Il y avait de la musique en sourdine : The Night has a Thousand Eyes, de KDED.
— Quoi de neuf à Bon Temps, Sookie ? m’a demandé Pam d’un ton blasé – c’était tout de même gentil de sa part de me faire la conversation –, avant de cracher, manifestement à l’adresse d’un client du bar : Place, vermine ! Écarte-toi de mon chemin, fils de catin ! Ils adorent, a-t-elle commenté à mon intention. Alors, quelles sont les nouvelles ?
— Je me suis fait tirer dessus.
— Non ? Quel dommage ! Eric, tu sais ce que Sookie est en train de me dire ? On lui a tiré dessus.
— Ne te mets pas dans des états pareils, Pam. On finirait par croire que ça t’émeut.
Elle a éclaté de rire, avant de m’annoncer :
— Je te le passe.
— Ce ne doit pas être bien grave, sinon tu ne me parlerais pas au téléphone, a dit Eric, à peu près aussi bouleversé que son associée, apparemment.
Ce n’était pas faux, mais une réaction un peu plus horrifiée ne m’aurait pas déplu. Cela dit, ce n’était pas le moment de monter sur mes grands chevaux, vu la démarche que je m’apprêtais à entreprendre... J’ai respiré un grand coup. Je savais ce qui me pendait au bout du nez. Aussi sûr que deux et deux font quatre. Mais je ne pouvais pas laisser tomber Nikkie.
— Eric, j’ai une faveur à te demander, ai-je péniblement articulé, la mort dans l’âme.
— Non ? a-t-il répondu d’une voix parfaitement neutre. Non, vraiment ? a-t-il répété, après avoir marqué une pause interminable.
Il est alors parti d’un grand rire satisfait.
— Je te tiens !
Moins d’une heure plus tard, il était chez moi. Il s’est arrêté sur le seuil, en me dévisageant impassiblement, pendant que je lui tenais la porte ouverte.
— Nouvelle maison, m’a-t-il dit pour me rappeler que je devais l’inviter à entrer.
— Sois le bienvenu chez moi, Eric ! ai-je récité sans une once de sincérité dans la voix.
Il est entré, son visage blême pratiquement rayonnant de... De quoi ? Triomphe ? Excitation ? Ses cheveux mouillés tombaient en queues de rat sur ses épaules. Il portait un tee-shirt en soie mordoré et un pantalon marron que retenait une magnifique ceinture d’inspiration ethnique – pour ne pas dire barbare : c’était une large bande de cuir avec une grosse boucle en or et plein de trucs qui pendouillaient. Le monde peut changer, les siècles se succéder, l’homme s’adapter, mais un Viking reste un Viking dans l’âme. Viking un jour, Viking toujours !
— Tu veux boire quelque chose ? lui ai-je poliment demandé. Je suis désolée, je n’ai pas de PurSang à te proposer. Comme je n’ai pas le droit de conduire, je n’ai pas pu aller t’en acheter.
— Aucune importance, a-t-il aimablement répondu, en regardant autour de lui.
— Assieds-toi, je t’en prie.
Il a pris place sur le canapé et a posé sa cheville droite sur son genou gauche dans une attitude nonchalante. Cependant, ses longues mains semblaient ne pas vouloir rester en place.
— Quelle faveur veux-tu me demander, Sookie ?
Il jubilait ostensiblement.
J’ai poussé un soupir sonore. Au moins, j’étais sûre qu’il allait m’aider. Il jouissait déjà de l’emprise qu’il aurait sur moi après ça.
Je me suis assise sur le bord du fauteuil et je lui ai expliqué la situation de Nikkie. Il a immédiatement recouvré son sérieux.
— Elle pourrait s’échapper pendant la journée, m’a-t-il fait remarquer.
— Pourquoi abandonnerait-elle sa boutique et sa maison ? ai-je rétorqué. C’est à lui de s’en aller.
Mais je dois bien avouer que je m’étais fait la même réflexion. Pourquoi Nikkie ne partait-elle pas en vacances ? Vlad ne s’attarderait probablement pas, s’il devait faire une croix sur ses... tours de manège gratuits.
— Et puis, elle passerait le reste de sa vie à regarder par-dessus son épaule, si elle essayait de le doubler, ai-je renchéri, fermement résolue à défendre coûte que coûte ma copine.
— J’ai appris certaines choses sur Franklin Mott, depuis que je l’ai rencontré à Jackson, m’a annoncé Eric.
Je me suis fugitivement demandé si ces informations ne provenaient pas de la banque de données de Bill.
— Franklin a conservé une mentalité d’un autre âge.
Venant d’un guerrier viking qui ne se remémorait pas sans émotion l’heureuse période de sa vie passée à piller, violer et semer la désolation sur son passage, ça ne manquait pas de sel !
— Autrefois, nous avions l’habitude de nous échanger nos humains, m’a-t-il froidement expliqué. Du temps de notre existence clandestine, c’était pratique d’en avoir plusieurs pour... c’est-à-dire... pour que ce ne soit pas toujours le même qui... pour ne pas prendre trop de sang. Évidemment, ils finissaient quand même par être complètement... euh... utilisés.
J’étais profondément écœurée, et je ne m’en suis pas cachée.
— Exsangues, tu veux dire ?
— Sookie, il faut que tu comprennes. Pendant des centaines, des milliers d’années, même, nous avons dominé les humains. Nous nous considérions comme une race différente, supérieure à la vôtre...
Il a semblé réfléchir une seconde.
— Un peu comme les humains se sentent supérieurs au bétail, par exemple. Pour nous, ils étaient comestibles comme les vaches le sont pour vous. Mais de jolies vaches.
Ça m’a révoltée. Je m’en étais un peu doutée, bien sûr. Mais entendre ça formulé à haute voix, c’était... à vomir. De la viande qui parle et qui marche, voilà ce que nous étions. Des hamburgers sur pattes.
— Je vais aller voir Bill, ai-je tout à coup décrété, ulcérée. Il connaît Nikkie. C’est même lui qui lui loue sa boutique. Je suis sûre qu’il acceptera de l’aider.
— Oui. Et il se verra dans l’obligation de tuer un vassal de Salomé – d’essayer, du moins. Bill n’a aucune autorité sur Vlad. Hiérarchiquement, il est au même niveau que lui. Contrairement à moi, il ne peut pas lui ordonner de quitter son territoire. Et qui sortirait vainqueur d’un tel combat, d’après toi ?
Ça m’a tétanisée. Et si Vlad l’emportait ? J’ai été prise de frissons.
— Non, j’ai bien peur d’être ton seul espoir, Sookie, a conclu Eric avec un sourire rayonnant. Je vais contacter Salomé et lui conseiller de siffler son chien. Franklin ne fait pas partie de ses sujets, mais Vlad, si. Et puisqu’il a marché sur mes plates-bandes, elle sera forcée de le rappeler.
Il m’a alors regardée avec une étincelle d’ironie dans les prunelles et a haussé un sourcil broussailleux.
— Et comme je vais te rendre un service, cela fait de toi mon obligée, bien entendu.
— Mon Dieu ! Je me demande bien ce que tu vas pouvoir exiger en échange !
Son sourire s’est alors élargi, se faisant franchement carnassier, avec ses canines qui commençaient à s’allonger.
— Dis-moi ce qui s’est passé pendant que j’étais chez toi, Sookie. Raconte-moi tout, en n’omettant aucun détail. Alors seulement, je ferai ce que tu veux.
Il a reposé son pied droit par terre et s’est penché vers moi, les coudes appuyés sur ses genoux, tout ouïe.
— D’accord.
Comme si j’avais le choix ! Imitant Nikkie telle que je l’avais vue tout à l’heure, j’ai baissé les yeux pour regarder fixement mes mains, croisées sur mes genoux. Je les serrais si fort qu’elles en devenaient toutes blanches.
— Avons-nous couché ensemble, Sookie ?
A la réflexion, ça allait peut-être être plus marrant que je ne l’avais cru, finalement. J’allais rigoler cinq minutes – et j’avais intérêt à en profiter parce qu’après, ce serait moins drôle.
— Eric, lui ai-je répondu en relevant la tête, nous avons fait l’amour dans toutes les positions possibles – dont certaines que je n’avais même jamais imaginées. Nous avons fait l’amour dans toutes les pièces de la maison. Nous avons fait l’amour dedans et nous avons fait l’amour dehors. Tu m’as même dit que tu n’avais jamais fait l’amour comme ça, que, sexuellement, tu n’avais jamais rien connu d’aussi intense de toute ta vie...
À l’époque, il ne pouvait pas se remémorer ce qu’il avait connu avant, de toute façon. Mais ça n’enlevait rien au compliment.
— Dommage que tu ne puisses pas t’en souvenir, ai-je conclu, un petit sourire timide aux lèvres, en affichant un air de parfaite modestie.
A le voir, on aurait pu croire que je venais de lui donner un coup sur la tête. Pendant trente bonnes secondes, sa réaction – ou plutôt son total manque de réaction – a été, pour moi, un vrai bonheur. Jouissif ! Et plutôt flatteur... Puis j’ai commencé à me sentir mal à l’aise.
— Y a-t-il autre chose que je devrais savoir ? s’est-il enquis d’une voix si égale, si neutre que c’en était terrifiant.
— Hum... oui.
— Dans ce cas, tu pourrais peut-être m’éclairer ?
— Tu m’as proposé d’abandonner ta position de shérif et tes affaires pour venir vivre avec moi. Et trouver un travail ici, à Bon Temps.
Euh... peut-être que ce n’était pas si marrant que ça, tout compte fait. Eric n’aurait pas pu être plus livide, ni plus immobile. Une vraie statue. Ça me filait des frissons.
— Ah ! a-t-il soufflé. C’est tout ?
— Non.
J’ai de nouveau baissé la tête. On en arrivait à la partie la moins drôle de l’histoire. Une partie pas drôle du tout, en fait.
— Quand on est rentrés, cette nuit-là – la nuit où nous nous sommes battus avec les autres contre les sorciers, à Shreveport –, on est passés par la porte de derrière, comme je le fais d’habitude. Et Debbie Pelt... Tu te souviens d’elle ? L’ex-copine... fiancée... enfin, ce que tu veux... de Léonard Herveaux. Donc, Debbie était assise à la table de la cuisine. Et elle avait un flingue à la main. Elle m’a tiré dessus...
J’ai jeté un coup d’œil à la dérobée vers Eric. Ses sourcils froncés formaient une ligne menaçante.
— Mais tu t’es interposé, ai-je poursuivi en me penchant pour lui tapoter gentiment le genou, avant de m’empresser de reprendre ma place. Et c’est toi qui as pris la balle, ce qui était très aimable de ta part. Mais comme elle allait tirer de nouveau, j’ai attrapé le fusil de mon frère et... je l’ai tuée.
À ce souvenir, j’ai senti une larme couler sur ma joue.
— Je l’ai tuée, ai-je répété en hoquetant.
Eric ouvrait déjà la bouche, comme s’il s’apprêtait à poser une autre question, mais je l’ai fait taire d’un geste. Je voulais en finir.
— On a ramassé le corps, on l’a emballé, et tu l’as emporté pour l’enterrer quelque part, pendant que je nettoyais la cuisine. Après, tu as retrouvé sa voiture et tu l’as cachée je ne sais où. Ça m’a pris des heures pour enlever le sang. Il y en avait partout... partout...
Je luttais vainement pour recouvrer mon sang-froid. Je me suis essuyé les yeux du dos de la main. Mon épaule recommençait à me faire mal, et j’ai changé de position pour essayer de soulager la douleur.
— Et hier, quelqu’un d’autre t’a tiré dessus et je n’étais pas là pour prendre la balle à ta place, a commenté Eric. Tu dois mener ta vie en dépit du bon sens, Sookie. Ce ne serait pas une vengeance des Pelt, non ?
— Non.
J’étais contente qu’Eric semble prendre ça aussi calmement. Je ne sais pas trop à quelle réaction je m’étais attendue, mais certainement pas à celle-là.
— Ils ont engagé des détectives privés et, pour autant que je le sache, ces détectives n’ont rien trouvé qui ait pu les pousser à me soupçonner plus que quelqu’un d’autre. De toute façon, s’ils se sont intéressés à moi, c’est seulement parce que, quand Lèn et moi avons trouvé ces cadavres dans la boutique Chez Véréna Rose, on a dit aux flics qu’on était fiancés. Il fallait bien qu’on leur explique ce qu’on faisait, tous les deux, devant la porte d’un magasin spécialisé dans les robes de mariée. Comme sa relation avec Debbie était plutôt houleuse, avec ruptures à répétition à la clé, cette histoire de mariage avec moi a tout naturellement attiré l’attention des détectives lorsqu’ils ont commencé à faire leur enquête. Autant agiter une cape rouge sous le nez d’un taureau ! Il se trouve que Lèn a un bon alibi pour cette nuit-là. Mais s’ils en arrivaient à me soupçonner sérieusement, je serais mal. Je ne peux pas me servir de toi comme alibi, vu que tu ne te souviens même pas de ce qui s’est passé – et que je suis coupable, de toute façon : je l’ai tuée. Je ne pouvais pas faire autrement.
Je vous parie que c’est exactement ce qu’a dit Caïn quand il a tué Abel.
— Tu parles trop, a commenté Eric.
J’ai pincé les lèvres. Il me demandait de tout lui raconter, et quand je le faisais, il me traitait de bavarde. Il fallait savoir ce qu’il voulait !
Pendant cinq bonnes minutes, Eric s’est contenté de me regarder sans bouger. Je n’étais même pas sûre qu’il me voyait vraiment. Il semblait plongé dans ses pensées.
— Je t’ai dit que je quitterais tout pour toi ? a-t-il fini par lâcher, au terme d’une longue et perturbante rumination silencieuse.
— Oui.
— Et qu’as-tu répondu ?
— Tu ne pouvais tout de même pas rester avec moi, comme ça, sans te souvenir de rien. Ça n’aurait pas été très honnête.
Il a plissé les yeux. J’ai fini par en avoir marre de me faire examiner à travers des fentes à fond bleu.
— Donc... ai-je conclu, plutôt déçue, bizarrement.
Qu’est-ce que j’avais espéré, exactement ? Qu’Eric allait me sauter dessus et m’embrasser jusqu’à plus soif, en me disant que ses sentiments pour moi n’avaient pas changé ? Je n’aurais pas un peu trop tendance à prendre mes rêves pour des réalités, par hasard ?
— J’ai rempli ma part du marché. Maintenant, c’est à toi de jouer.
Sans me quitter des yeux, Eric a sorti son portable et composé un numéro enregistré dans son répertoire.
— Rose-Anne ? a-t-il lancé, jovial. Comment allez-vous ? Oui, s’il vous plaît, si je ne la dérange pas. Dites-lui que je détiens certaines informations qui ne manqueront pas de l’intéresser.
Il a hoché la tête, comme si son interlocutrice était présente.
— Bien sûr que je patiente. Très brièvement.
Peu après, je l’ai entendu dire :
— Et bonsoir à toi aussi, princesse à l’incomparable beauté. Oui, je suis très occupé. Comment marche le casino ? Bien, bien. Je t’appelle pour te parler d’un de tes sujets du nom de Vlad. Il est en affaires avec Franklin Mott ?
Il a haussé les sourcils. Un petit sourire a commencé à se dessiner sur ses lèvres.
— Ah, oui ? Je te comprends. Mott s’obstine à vouloir conserver nos anciennes coutumes. Mais les temps ont changé.
Il s’est de nouveau tu pour écouter.
— Bien sûr que je te donne ce renseignement par pure courtoisie. Si tu refusais de m’accorder une petite faveur en échange, ce serait sans la moindre importance. Tu sais toute l’estime que j’ai pour toi, Salomé, a-t-il assuré d’une voix de basse, en adressant un sourire ravageur à son portable. Je me suis effectivement dit que tu devais être mise au courant au plus tôt. Oui, Mott a cédé une de ses humaines à Vlad. Vlad la tient sous sa coupe en la menaçant de s’en prendre à ses biens et d’attenter à sa vie. Elle n’est pas du tout d’accord, cela va de soi.
Après un autre long silence, au cours duquel son sourire s’est encore élargi, il a repris :
— Oui, la petite faveur, c’est de rappeler Vlad. Oui, oui, c’est tout. Assure-toi simplement qu’il n’approche plus jamais cette femme, Nikkie Thornton. Que ce soit bien clair pour lui : il ne devra plus rien avoir à faire avec elle, ni avec ses amis. Il devra couper définitivement les ponts. Sinon, je me verrai dans l’obligation de le neutraliser moi-même. Je ne voudrais pas me salir les mains. Il a perpétré ses forfaits dans mon secteur, sans avoir eu l’amabilité de venir m’informer de sa présence sur mon territoire. Je n’aurais pas cru cela d’un de tes sujets, Salomé. Non, non, ne me remercie pas. Je suis ravi de pouvoir te rendre service. Ah ! Si tu pouvais me faire savoir quand la chose sera réglée... Merci. Bon, eh bien, il est temps de retourner au charbon.
L’expression, dans la bouche d’Eric Nordman, avait quelque chose d’exotique. Je me suis demandé s’il avait jamais travaillé à la mine. Un Viking ? Ça m’aurait étonnée.
Entre-temps, Eric avait refermé son portable d’un claquement preste. Il s’est ensuite mis à jongler avec en silence. Exaspérant, non ?
— Tu savais dès le départ que Vlad et Franklin enfreignaient la loi ? lui ai-je reproché, choquée, mais pas plus surprise que ça, en définitive. Tu savais que Salomé te remercierait de l’en informer, d’autant que son sujet commettait un délit sur ton territoire. Donc, ça ne t’a strictement rien coûté. Au contraire, même, puisque ça a resserré tes liens avec elle.
— Je m’en suis seulement rendu compte lorsque tu m’as dit ce que tu voulais exactement.
Il m’a adressé un petit sourire goguenard.
— Comment aurais-je pu deviner, quand tu m’as appelé, que, pour exaucer ton vœu, il me suffirait de rendre service à quelqu’un d’autre ?
— Tu croyais que je voulais quoi ?
— J’ai pensé que tu avais peut-être besoin d’argent pour faire reconstruire ta maison, après l’incendie, ou que tu comptais solliciter mon aide pour démasquer la personne qui s’amuse à tirer sur tous les changelings des environs. Une personne qui aurait pu te prendre pour un changeling... a-t-il suggéré. Avec qui étais-tu avant de te faire tirer dessus ?
— Je venais d’aller voir Calvin Norris à l’hôpital.
Ça n’a pas eu l’air de lui plaire.
— Tu avais donc son odeur.
— Eh bien, je l’ai embrassé avant de partir, alors oui, peut-être.
Il m’a dévisagée d’un œil réprobateur.
— Est-ce que Léonard Herveaux est venu ici ?
— Il est passé à la maison.
— Tu l’as embrassé aussi ?
— Je ne sais plus. Peut-être. Quelle importance ?
— Ça pourrait en avoir pour quelqu’un qui traque les changelings et les lycanthropes pour leur tirer dessus. Et tu embrasses beaucoup trop de gens, déci dément.
— À moins que ce ne soit l’odeur de Claude ? ai-je ajouté d’une voix songeuse. Bon sang ! Je n’avais pas pensé à ça ! Non, attends, Claude m’a embrassée après la fusillade. J’imagine donc que son odeur compte pour du beurre. Et puis, je ne sais même pas si les fées de sexe masculin ont une odeur...
— Les fées ?
Eric avait dressé l’oreille. J’ai même vu ses pupilles se dilater.
— Viens ici, Sookie.
Oh oh ! J’avais peut-être poussé le jeu un peu trop loin.
— Non. Je t’ai dit ce que tu voulais savoir ; tu as fait ce que je voulais que tu fasses : on est quittes. Tu peux rentrer à Shreveport et je peux aller me coucher. Je suis censée me reposer, tu te rappelles ?
Je désignais du doigt mon épaule pansée.
— Alors, c’est moi qui vais venir vers toi, a-t-il déclaré en s’agenouillant à mes pieds.
Il s’est plaqué contre mes jambes et s’est penché jusqu’à plonger le nez dans mon cou.
— Tu empestes ! a-t-il soufflé à mon oreille.
Je me suis raidie.
— Tu sens le changeling, le lycanthrope, la fée : un vrai cocktail !
J’étais parfaitement immobile. Je n’osais pas bouger. Ses lèvres étaient à un millimètre de mon cou.
— Et si je te mordais, Sookie, pour mettre un point final à tout ça ? a-t-il chuchoté. Je n’aurais plus à penser à toi, jamais plus. Penser à toi est devenu une fâcheuse habitude chez moi, une habitude dont je voudrais bien me débarrasser. À moins que je ne me mette à te caresser pour t’exciter et voir enfin si faire l’amour avec toi est vraiment ce que j’ai connu de mieux en matière de sexe, hum ?
Il était peu probable qu’il me laisse voix au chapitre, de toute façon. Mais j’ai essayé. Je me suis éclairci la gorge.
— Eric, il faut qu’on parle, ai-je lancé au hasard.
— Non, non, non, non...
À chaque «non », ses lèvres effleuraient ma peau.
Je regardais fixement la fenêtre par-dessus son épaule, sans vraiment la voir, quand, tout à coup...
— Eric, on nous regarde, ai-je lâché dans un souffle.
— Où ça ?
Si, physiquement, il n’avait pas changé de position, son état d’esprit, lui, avait assurément changé : de dangereux pour moi, il était devenu dangereux pour la créature qui se trouvait là, dehors...
Si notre rôdeur avait été un humain, j’aurais pu lire dans ses pensées et découvrir qui il était ou, du moins, ce qu’il cherchait. Mais c’était un vampire. La sorte de page blanche que je captais ne laissait aucun doute là-dessus.
— Vampire, ai-je chuchoté à l’oreille d’Eric, le plus discrètement possible.
Il m’a aussitôt prise dans ses bras et m’a attirée contre lui pour m’enfermer dans son étreinte comme dans un bunker, bien à l’abri.
— Il faut toujours que tu attires les ennuis, Sookie ! a soupiré Eric, sans avoir toutefois le ton excédé auquel je m’attendais.
Il avait plutôt l’air excité : il sentait qu’il allait y avoir de l’action.
J’étais certaine que le rôdeur n’était pas Bill : il se serait déjà manifesté. Et Charles était sans doute Chez Merlotte, occupé à servir des bières. Ça ne laissait guère plus qu’un seul vampire présent, en ce moment, dans le secteur...
— Vlad, ai-je chuchoté en agrippant la chemise d’Eric à deux mains.
— Salomé a réagi plus vite que je ne le pensais, a commenté Eric sur le même ton. Il est trop aveuglé par la colère pour lui obéir, j’imagine. Il n’est jamais venu ici, n’est-ce pas ?
— Exact.
Dieu m’en préserve !
— Il ne peut donc pas entrer.
— Mais il peut casser la fenêtre, ai-je constaté en entendant le verre exploser sur ma gauche.
Un caillou gros comme le poing a alors traversé les carreaux et a, à mon grand regret, frappé mon protecteur en pleine tempe. Eric est tombé comme... une pierre. Et il est resté étendu sur le sol sans bouger. Du sang a commencé à s’écouler de sa blessure. Je me suis relevée d’un bond, effarée de voir le tout-puissant Eric Nordman allongé sur le tapis du salon, apparemment sans connaissance.
— Fais-moi entrer ! a crié Vlad.
Il se tenait juste devant la fenêtre. Son visage, blême et déformé par la colère, brillait sous la pluie battante. Ses cheveux mouillés lui faisaient comme un casque noir sur le crâne.
— Ça ne va pas, non !
Je me suis agenouillée auprès d’Eric, qui a cligné des yeux.
Ouf ! Non qu’il ait pu être mort (plus mort que d’habitude, je veux dire), évidemment. Mais tout de même, quand vous voyez quelqu’un se prendre un coup pareil, vampire ou pas, ça fait un choc.
Eric étant tombé devant le fauteuil qui tournait le dos à la fenêtre, Vlad ne pouvait pas le voir. En revanche, moi, je le voyais maintenant parfaitement. Hélas, il n’était pas seul : il tenait Nikkie d’une poigne de fer. Elle était presque aussi pâle que lui et elle avait été frappée jusqu’au sang. Un petit filet rouge coulait de son nez et au coin de sa bouche.
— Je vais la tuer, si tu ne me laisses pas entrer, sale garce ! m’a-t-il lancé.
Et, pour me prouver qu’il ne plaisantait pas, il a pris le cou de Nikkie à deux mains et il a commencé à serrer. Au même moment, il y a eu un coup de tonnerre, et un éclair a éclaboussé de lumière le visage défiguré par la peur et la douleur de ma copine, tandis qu’elle tentait vainement d’agripper les bras de Vlad pour lui faire lâcher prise. Toutes canines dehors, Vlad arborait, quant à lui, un rictus de dément.
Si je le faisais entrer, il nous massacrerait tous. Mais si je le laissais à la porte, j’allais devoir assister en direct à la mort de Nikkie. J’ai senti les doigts glacés d’Eric se refermer sur mon poignet.
— Vas-y, lui ai-je murmuré sans quitter Vlad des yeux.
Pas question de tergiverser : il y avait urgence. Il fallait qu’Eric soit en état de se battre au plus tôt.
Lorsqu’il m’a mordue, ça m’a fait un mal de chien. Il ne me restait plus qu’à serrer les dents en attendant que ça passe. Je faisais un effort désespéré pour garder une mine impassible quand j’ai soudain réalisé que j’avais toutes les raisons du monde de montrer des signes de panique.
— Lâchez-la !
Je savais que je braillais en pure perte, mais je tentais seulement de gagner quelques précieuses secondes. Je priais pour que mes voisins dorment et ne viennent pas voir de quoi il retournait. J’avais même peur pour les flics, s’ils se pointaient. On n’avait pas de vampires, dans les forces de police locales, et les humains de service ne feraient certainement pas le poids.
— Je la lâcherai quand tu me laisseras entrer, a hurlé Vlad à son tour.
Tel qu’il était là, à tempêter sous l’orage, il avait tout d’un démon.
— Comment va ton vamp’apprivoisé ?
Zut ! Il avait vu Eric, finalement.
— Encore dans les vapes, ai-je menti, toujours pour gagner du temps. Vous ne l’avez pas raté.
Je n’ai eu aucune difficulté à laisser ma voix se briser, comme si j’étais au bord des larmes.
— Ô mon Dieu ! On voit son crâne ! ai-je gémi en regardant Eric qui buvait mon sang goulûment, avec une voracité de nouveau-né affamé.
Sa blessure se refermait à vue d’œil. J’avais déjà assisté au phénomène plusieurs fois, mais ça m’impressionnait toujours.
— Il ne peut même pas ouvrir les yeux, ai-je encore pleurniché.
Juste au moment où j’en rajoutais dans le registre pathétique, les paupières d’Eric se sont ouvertes sur deux prunelles d’un bleu étincelant qui brûlaient de la rage d’en découdre. Je ne savais pas s’il était déjà en état de combattre, mais je ne pouvais tout de même pas regarder Nikkie se faire étrangler sans broncher !
— Pas encore ! m’a lancé Eric d’une voix pressante.
Trop tard. J’avais déjà dit à Vlad d’entrer.
Il n’a d’ailleurs pas perdu une minute, se faufilant par la fenêtre avec la vivacité et la souplesse du serpent. Il a négligemment cassé les bouts de carreau restants au passage, comme si les coupures qu’infligeait le verre brisé à sa chair ne lui faisaient strictement aucun effet. Il traînait Nikkie derrière lui. Du moins lui avait-il lâché le cou pour l’attraper par le bras. Il l’a jetée à terre, comme une loque, l’abandonnant à la pluie battante qui pénétrait par la fenêtre brisée – elle ne pouvait pas être plus trempée qu’elle ne l’était déjà, de toute façon. Je n’étais même pas sûre qu’elle soit consciente. Elle avait les yeux clos, le visage tuméfié et ensanglanté.
J’ai lancé à Vlad :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Comme si je ne le savais pas !
— Ta tête, chienne ! a-t-il vociféré, défiguré par la haine, ses dents dégoulinantes de bave, tels des crocs de bête fauve. A genoux devant ton maître !
Avant que j’aie eu le temps de réagir, il m’a donné une telle gifle que j’ai été projetée à travers la pièce. J’ai atterri à moitié sur le canapé, avant de m’écrouler sur le sol. Sous la violence du choc, ma respiration s’était bloquée, et pendant une longue et terrifiante minute, j’ai été incapable de retrouver mon souffle. Vlad en a profité pour se jeter sur moi. Je n’ai plus eu aucun doute sur ses intentions quand il a ouvert sa braguette.
— C’est tout ce que tu mérites ! Vous n’êtes toutes bonnes qu’à ça, de toute façon ! a-t-il craché, le mépris déformant encore davantage ses traits déjà enlaidis par la haine.
Il essayait aussi de s’insinuer dans ma tête, d’y implanter un sentiment de terreur absolue pour mieux me soumettre à sa domination de mâle en rut.
Brusquement, mes poumons se sont gonflés d’un coup. Enfin, je respirais ! Seigneur, quel soulagement ! Quelle merveilleuse sensation, même en de telles circonstances ! Avec l’air est revenue la colère, comme si je l’avais inhalée en même temps que l’oxygène.
— Non ! ai-je hurlé en me débattant. Non !
Et il y a eu comme un déclic dans ma tête. Soudain, je pouvais de nouveau maîtriser mes pensées. La terreur des vampires m’avait abandonnée.
— Je vous retire l’autorisation d’entrer chez moi ! Dehors ! ai-je hurlé de plus belle, au comble de la fureur.
À son tour, à présent, de paniquer. Il s’est subitement redressé, comme un cheval qui se cabre – ah ! Il avait l’air malin avec sa braguette ouverte ! –, et il est parti à reculons vers la fenêtre. A croire qu’il était aspiré par le vide. En reculant, il a piétiné la pauvre Nikkie. Au dernier moment, il s’est penché pour essayer de l’attraper, mais j’ai bondi à travers le salon pour agripper les chevilles de ma malheureuse copine. Ses bras, rendus glissants par la pluie, n’offraient aucune prise, et la magie qui attirait Vlad à l’extérieur était trop puissante. En moins d’une seconde, il était dehors et nous regardait avec des yeux étincelants de haine, hurlant de rage et de frustration. Et puis, soudain, il a tourné la tête de côté, comme s’il avait entendu un appel, et il a disparu dans les ténèbres.
Eric s’est relevé, avec, sur le visage, une expression de stupeur presque aussi vive que celle de Vlad.
— C’était faire preuve de plus de présence d’esprit que la plupart des humains n’en sont habituellement capables, m’a-t-il dit. Comment ça va, Sookie ?
Il m’a tendu la main pour m’aider à me relever.
— Quant à moi, je me sens beaucoup mieux. J’ai bu ton sang sans avoir besoin de t’amadouer des heures pour y parvenir, et je n’ai même pas eu à me battre contre Vlad. C’est toi qui as fait tout le travail.
— Tu t’es quand même pris une pierre en pleine tête, lui ai-je fait observer, tandis qu’une petite voix intérieure me hurlait d’appeler une ambulance pour Nikkie.
Je ne me sentais pas en très grande forme non plus, pour ne rien vous cacher. J’étais déjà contente de réussir à rester tout simplement debout une minute.
— Ce n’était pas cher payé, m’a rétorqué Eric en sortant son portable.
Il l’a déplié d’un coup de pouce, avant d’appuyer sur la touche bis.
— Salomé ? Ravi que ce soit toi qui répondes au téléphone. Il essaie de s’échapper...
Le grand rire sarcastique que j’ai entendu à l’autre bout du fil m’a glacé le sang. J’étais incapable d’éprouver la moindre pitié pour Vlad, mais je préférais ne pas assister à son châtiment.
— Salomé va le rattraper ? ai-je demandé d’une voix incertaine.
Eric a hoché la tête avec un petit sourire réjoui, en rangeant son portable dans sa poche.
— Et elle a en réserve des supplices plus atroces que tout ce que je peux imaginer, a-t-il déclaré. Et ce n’est pourtant pas l’imagination qui me manque dans ce domaine... Elle est la marraine de Vlad : elle peut faire de lui tout ce qu’elle veut. Il ne peut pas lui désobéir impunément. Il doit venir quand elle l’appelle. Or, elle l’appelle.
— Pas au téléphone, je suppose...
— Non, elle n’a pas besoin de ça. Il essaie de lui résister, mais il finira par aller la retrouver. Plus il attend, plus cruel sera le châtiment. Bien sûr, s’est-il empressé d’ajouter, au cas où je n’aurais pas bien compris, c’est dans l’ordre des choses.
J’en ai eu des frissons.
— Pam est ta... «filleule », n’est-ce pas ? ai-je demandé en m’agenouillant près de Nikkie pour lui tâter le cou, à la recherche d’un pouls.
— Oui. Elle est libre de partir si ça lui chante, mais elle doit revenir quand j’ai besoin d’elle.
Nikkie a eu une sorte de hoquet, comme si elle recouvrait sa respiration. Elle s’est aussitôt mise à gémir.
— Réveille-toi, Nikkie ! lui ai-je ordonné. Je vais appeler une ambulance.
— Non ! s’est-elle écriée. Non.
Décidément, c’était le mot à la mode, ce soir.
— Mais tu es blessée.
— Je ne peux pas aller à l’hôpital : tout le monde va savoir ce qui m’est arrivé.
— Tout le monde va savoir que tu as été battue à mort si tu ne peux pas ouvrir ta boutique pendant quinze jours, espèce d’idiote !
— Je peux vous donner de mon sang, lui a proposé Eric.
— Plutôt mourir ! s’est-elle exclamée.
— C’est ce qui risque de t’arriver, ai-je répliqué en l’examinant soigneusement. Mais, au fait, tu as bien dû recevoir du sang de Franklin ou de Vlad, ai-je ajouté, en pensant aux différents échanges qui se pratiquent couramment entre amants quand l’un des deux est un vampire.
— Certainement pas ! s’est-elle écriée, visiblement choquée.
L’horreur que j’ai entendue dans sa voix m’a un peu déconcertée. J’avais moi-même pris du sang de vampire quand j’en avais eu besoin. Ça m’avait même sauvé la vie.
— Alors, il faut que tu ailles à l’hôpital.
J’étais morte d’angoisse à l’idée qu’elle puisse avoir des lésions internes.
— Non, ne bouge pas ! ai-je protesté quand elle a tenté de se redresser.
Eric n’a même pas levé le petit doigt pour l’aider. Ça m’a d’autant plus énervée qu’il aurait pu la soulever comme une plume.
Mais Nikkie avait déjà réussi à s’asseoir, en se calant le dos contre le mur, à l’aplomb de la fenêtre qui laissait pénétrer dans la pièce un vent glacé dans une envolée de rideaux. La pluie s’était calmée, et il ne tombait plus que quelques gouttes éparses. Il y avait une mare d’eau et de sang constellée d’éclats de verre brisé sur le lino. D’autres débris de verre s’étaient accrochés aux vêtements trempés de Nikkie ou fichés dans ses chairs meurtries.
— Écoutez-moi bien, Nikkie, a alors tonné Eric.
Elle a tourné la tête vers lui. Comme il était tout près du néon du plafond, elle a dû plisser les yeux pour le regarder, éblouie. Seigneur ! Elle était dans un état ! C’était à pleurer. Mais Eric ne devait pas la voir avec les mêmes yeux que moi.
— Par votre cupidité et votre égoïsme, vous avez mis Sookie en danger, a-t-il poursuivi. Vous prétendez être son amie, mais vous ne vous comportez pas comme telle.
Hé ! Attendez un peu ! Nikkie ne m’avait-elle pas prêté son tailleur quand j’en avais eu besoin ? Ne m’avait-elle pas prêté sa voiture quand la mienne avait brûlé ? Ne m’avait-elle pas toujours aidée quand les circonstances lui en avaient donné l’occasion ?
— Eric, tu te mêles là de choses qui ne te concernent pas, ai-je objecté.
— Tu m’as appelé et tu m’as demandé mon aide, m’a-t-il rétorqué. Je suis donc concerné. Parce que je lui ai téléphoné pour l’informer des agissements de son filleul, Salomé l’a rappelé et va le châtier pour ce qu’il a fait. C’est bien ce que tu voulais, n’est-ce pas ?
— Oui, ai-je admis avec une mauvaise grâce manifeste.
— Alors, je vais régler mes comptes avec Nikkie, qui est à l’origine de tout ça.
Et, sans plus s’occuper de moi, il a reporté son attention sur elle.
— Vous m’entendez ?
Nikkie a hoché péniblement la tête. Les marques sur son visage et dans son cou viraient au bleu à vue d’œil.
— Je vais te chercher de la glace, lui ai-je dit, avant de filer dans la cuisine vider le bac à glaçons du freezer dans un sac spécial congélation.
Je préférais ne pas voir ça. Nikkie avait déjà assez souffert. Était-ce bien nécessaire d’en rajouter ?
Quand je suis revenue, moins d’une minute plus tard, Eric avait fini de « régler ses comptes » – quoi que cela puisse signifier. Nikkie se tâtait le cou avec précaution. Elle m’a pris le sac des mains et l’a posé sur sa gorge. Pendant que, folle d’angoisse et craignant pour sa vie, je me penchais sur elle pour l’examiner une fois de plus, Eric a repris son téléphone.
J’étais morte d’inquiétude.
— Tu as besoin d’un docteur, Nikkie, ai-je insisté d’une voix pressante.
— Non, a-t-elle protesté.
Je me suis tournée vers Eric, qui terminait sa conversation, et je l’ai interrogé du regard.
— Elle guérira, a-t-il décrété.
Sa froide indifférence me donnait la chair de poule. Juste au moment où je me disais que je m’étais habituée à eux, les vampires me montraient leur vrai visage, me rappelant avec force qu’ils n’étaient absolument pas comme nous, qu’ils appartenaient à une espèce à part. Des siècles durant, ces êtres-là avaient disposé des humains à leur guise, s’étaient servis d’eux à volonté, tout en s’efforçant de gérer l’intolérable paradoxe qui régissait leur vie : s’ils étaient les êtres les plus puissants au monde pendant la nuit, le jour les rendait complètement impuissants et vulnérables.
— Mais elle n’aura pas de séquelles ? ai-je insisté. Des trucs que les médecins pourraient lui éviter, s’ils intervenaient tout de suite ?
— Je suis pratiquement certain que son cou n’a que de vilains hématomes. Elle a bien récolté quelques côtes cassées, dans la bagarre, et elle va probablement y laisser aussi une ou deux dents, mais Vlad aurait pu lui briser la mâchoire et la nuque aisément, tu sais. Il voulait sans doute qu’elle soit en état de parler quand il l’amènerait ici, alors il a mesuré ses coups. Il comptait bien te faire chanter et, dans la panique, il savait que tu le laisserais entrer. Mais il n’avait pas prévu que tu te ressaisirais aussi vite. À sa place, je t’aurais suffisamment endommagé la bouche et la gorge pour que tu ne puisses pas me retirer mon invitation. Et c’est ce que j’aurais fait en priorité.
Je n’y avais pas pensé. Je me suis sentie blêmir.
— Quand il t’a giflée, c’était ce qu’il avait l’intention de faire, à mon avis.
Eric poursuivait son exposé d’un ton didactique et parfaitement détaché. Mais j’en avais assez entendu. Je suis allée prendre un balai et une pelle dans le placard de la cuisine et je les lui ai collés dans les mains. Il les a regardés d’un air perplexe, comme s’il s’agissait de fossiles antédiluviens dont il ne parvenait pas à pénétrer le secret.
— Balaie ! lui ai-je ordonné, pendant que j’entreprenais de nettoyer le visage et le cou de Nikkie avec un gant mouillé.
Je ne savais pas trop ce que Nikkie comprenait de cette conversation, mais elle avait les yeux ouverts. Peut-être qu’elle nous écoutait. Peut-être aussi qu’elle s’efforçait seulement de résister à la douleur, de lutter pour rester en vie...
Eric a vaguement agité son balai – sans grande conviction – pour faire glisser les bouts de verre, qu’il avait rassemblés, dans la pelle posée sur le lino. Évidemment, la pelle a reculé. Eric a froncé les sourcils, vexé.
Enfin une chose pour laquelle le grand Eric n’était franchement pas doué !
— Peux-tu te lever ? ai-je demandé à Nikkie.
Son regard s’est posé sur moi. Elle a hoché imperceptiblement la tête. Je me suis accroupie et je lui ai pris les mains. Lentement, péniblement, elle a remonté ses genoux. J’ai commencé à tirer doucement, et elle, à pousser sur ses pieds. De petits morceaux de verre sont tombés de ses vêtements quand elle s’est redressée. J’ai lancé un coup d’œil à Eric pour être sûre qu’il les ramasserait – je lui ai trouvé l’air drôlement agressif, allez savoir pourquoi...
J’ai voulu passer le bras autour des épaules de Nikkie pour l’aider à marcher jusqu’à ma chambre, mais j’ai ressenti au même moment un élancement dans l’épaule, si violent que j’ai hoqueté de douleur. Eric a aussitôt abandonné le balai et la pelle pour venir soulever Nikkie d’un mouvement souple. Il l’a étendue délicatement sur le canapé. J’ai ouvert la bouche pour protester, mais il m’a fait taire d’un regard. Je suis retournée dans la cuisine chercher un de mes calmants et j’en ai fait avaler un à Nikkie. Le médicament a semblé l’assommer d’un coup – à moins qu’elle n’ait préféré ne plus voir Eric. En tout cas, elle avait les paupières closes et tous les muscles relâchés. Sa respiration s’est progressivement ralentie pour devenir profonde et régulière.
Eric m’a tendu le balai avec un petit sourire triomphant. Il avait fait mon boulot – porter Nikkie –, à moi de faire le sien ! Mes mouvements n’étaient pas très précis, à cause de mon épaule, mais j’ai fini de balayer et je suis allée jeter les débris dans un sac poubelle. Quand je suis revenue, Eric s’est brusquement tourné vers la porte d’entrée. Je n’avais rien entendu, mais il a ouvert avant que Bill ait eu le temps de frapper. J’imagine que le coup de fil qu’Eric avait passé, un peu plus tôt, expliquait la présence de Bill devant chez moi. En un sens, c’était logique : Bill vivait sur le territoire que dirigeait Eric. Quand Eric avait besoin d’un coup de main, Bill était donc censé accourir. Le coup de main en question se présentait, pour l’heure, sous la forme d’une grosse planche de contreplaqué, d’un marteau et d’une boîte de clous.
— Entre, ai-je dit à Bill, qui demeurait planté sur le seuil.
Sans échanger un seul mot, les deux vampires ont entrepris de barricader la fenêtre. La présence de mes deux ex-amants ne me mettait pas très à l’aise, c’est le moins qu’on puisse dire, mais j’étais surtout préoccupée par ma douleur à l’épaule, la santé de Nikkie et les questions que je me posais sur ce brave Vlad, à savoir : à quelle distance exacte de chez moi il se trouvait et s’il n’était pas en train de me mitonner des représailles aux petits oignons... Dans le peu d’espace mental qui me restait, je réussissais à faire tenir un certain embarras vis-à-vis de Sam pour avoir indirectement cassé sa fenêtre, le tracas d’avoir à la faire remplacer et l’inquiétude que je nourrissais à l’égard de mes voisins : avaient-ils entendu quelque chose ? Assez, du moins, pour alerter la police ? À la réflexion, j’en doutais. Si quelqu’un avait composé le 911, les flics auraient déjà débarqué.
Une fois leur réparation provisoire achevée, Bill et Eric m’ont regardée passer la serpillière pour enlever l’eau et le sang sur le lino. Le silence a commencé à se faire pesant sur les frêles épaules de notre petit trio. Enfin, sur mon tiers du trio surtout, d’autant qu’en parlant d’épaules frêles, les miennes l’étaient indéniablement, en ce moment – la gauche, plus particulièrement. La tendresse dont Bill avait fait preuve à mon égard, la nuit précédente, m’avait touchée. Mais Eric était désormais au courant des relations intimes que nous avions eues tous les deux, et cette nouvelle donnée ne faisait que compliquer le problème. Quel problème ? Eh bien, j’étais tout bonnement enfermée dans la même pièce que mes deux seuls amants, dont chacun savait que j’avais couché avec son voisin.
J’aurais voulu pouvoir creuser un gros trou et m’y cacher, comme dans un dessin animé. Je n’arrivais pas à les regarder en face, pas plus Bill qu’Eric.
Évidemment, si je leur retirais mon invitation, ils seraient bien obligés de partir, qu’ils le veuillent ou non. Mais, dans la mesure où ils venaient juste de me rendre service, le procédé n’aurait pas été très élégant. Certes, il m’était déjà arrivé de régler mes problèmes avec eux de cette façon. Mais, bien que je sois fortement tentée de répéter l’opération, ne serait-ce que pour mettre un terme à ce supplice, je m’en sentais incapable. Bon. Que faire, alors ?
Et si je provoquais une bagarre générale ? On pourrait se hurler des horreurs à la tête pendant un petit quart d’heure, par exemple. Quand l’orage éclate, l’atmosphère est moins lourde, après coup. Mais avec des vampires, ça risquait peut-être de dégénérer...
Soudain, j’ai eu une vision de nous trois dans le lit de la grande chambre. Au lieu de résoudre nos conflits à coups de poing ou de mettre les choses au clair avec des mots, on pourrait peut-être tenter de se réconcilier sur l’oreiller...
Je me suis sentie piquer un fard magistral, prise entre une brusque envie de rire carrément hystérique et le flot de honte qui me submergeait à la seule idée d’avoir pu envisager un truc pareil. D’après Jason et son grand pote Hoyt – qui ne se gênaient pas pour dire ça devant moi –, les hommes n’avaient pas de plus grand fantasme que de coucher avec deux femmes à la fois. Et les clients du bar confirmaient cette théorie, comme j’avais pu m’en apercevoir en testant quelques échantillons mâles au hasard (en lisant dans leurs pensées, si vous préférez). Alors, pourquoi n’aurais-je pas eu le droit de caresser le même désir ? Rien que d’y penser, j’ai eu une crise de fou rire irrépressible. Les deux vampires m’ont dévisagée, médusés.
— Tu trouves ça amusant ? m’a demandé Bill d’un ton réprobateur, en désignant successivement la fenêtre, Nikkie et le bandage que j’avais à l’épaule.
Eric a haussé les sourcils.
— Tu nous trouves amusants ?
J’ai hoché la tête en silence, hilare.
En partie à cause de la fatigue, du stress, des calmants et du sang que j’avais donné à Eric, j’étais en train de dérailler complètement. Et voir la tête que faisaient mes deux vampires préférés n’a vraiment rien arrangé. Ils avaient tous les deux la même expression d’exaspération. Vu l’état dans lequel j’étais, c’était à se rouler par terre.
— Nous n’avons pas terminé notre conversation, Sookie, a repris Eric d’un air pincé.
— Oh que si ! ai-je répliqué, un large sourire aux lèvres. Je t’ai demandé un service : délivrer Nikkie de son tortionnaire. Tu m’as demandé en échange de te dire tout ce qui s’était passé pendant que tu étais amnésique. Tu as rempli ta part du marché. J’ai rempli la mienne. Nous sommes quittes. Point final.
Bill suivait cet échange avec la plus grande attention, posant alternativement son regard noir sur moi et sur son chef. À présent, il savait qu’Eric savait ce que je savais... J’ai pouffé. C’était plus fort que moi. Puis, brusquement, mon euphorie s’est volatilisée, comme un ballon qu’on crève. J’ai été dégrisée d’un coup.
— Et maintenant, je vous souhaite une bonne nuit, messieurs, leur ai-je alors lancé, sérieuse comme un pape. Merci, Eric, d’après pris ce caillou en pleine tête et d’avoir passé la soirée pendu à ton portable. Merci, Bill, d’être venu avec ton matériel pour réparer ma fenêtre. J’apprécie, même si Eric t’a un peu forcé la main.
En temps normal – si tant est qu’il puisse y avoir quoi que ce soit de normal avec des vampires –, je les aurais embrassés. Mais, étant donné les circonstances, ça m’aurait semblé un peu déplacé.
— Allez, ouste ! ai-je insisté. Il faut que je me mette au lit. Je suis crevée.
— L’un d’entre nous ne devrait-il pas rester avec toi cette nuit ? s’est inquiété Bill.
Si j’avais dit oui, j’aurais été obligée de choisir... Hum ! Cruel dilemme. Pourtant, si j’avais vraiment dû demander à l’un des deux de rester, j’aurais choisi Bill sans hésiter – si j’avais pu être sûre qu’il se montrerait aussi tendre et désintéressé que la nuit précédente. Mais j’ai répondu :
— Ne t’inquiète pas pour moi. Eric m’a assuré que Salomé récupérerait Vlad en un clin d’œil, et j’ai surtout besoin de sommeil. Je vous remercie sincèrement d’être venus tous les deux, ce soir.
Pendant un moment, j’ai bien cru qu’ils allaient refuser de me laisser et peut-être même essayer de s’incruster, de jouer à celui qui resterait le dernier. Mais Eric est venu déposer un chaste baiser sur mon front, avant de franchir la porte. Pour ne pas être en reste, Bill m’a effleuré les lèvres, puis il a disparu à son tour. Quand les deux vampires ont été dehors, j’ai poussé un profond soupir. Enfin seule !
Bon, évidemment, je n’étais pas tout à fait seule : Nikkie gisait sur mon canapé. J’ai veillé à son petit confort : je lui ai enlevé ses chaussures et je suis allée prendre la couverture de mon lit pour l’envelopper dedans bien chaudement. Puis je me suis glissée entre mes draps avec un bonheur indicible, et le sommeil m’est tombé dessus comme une masse.